Chaque année, sur les 40 000 redressements fiscaux, l’administration fiscale dénonce au Parquet, après saisie de la Commission des infractions fiscales (CIF), un millier d’affaires qu’elle juge le plus grave. Pour ces contribuables, nous sommes conduits à nous interroger sur la validité de l’engagement de poursuite à la fois devant les juridictions pénales et devant les juridictions fiscales pour les mêmes faits de non déclaration de sommes imposables.
Par deux décisions en date du 24 juin 2016, le Conseil constitutionnel valide, avec plusieurs réserves, le cumul des sanctions fiscales pour insuffisance de déclaration (article 1729 du CGI) et des poursuites pénales pour fraude fiscale (article 1741 du CGI) (Conseil constitutionnel, 24 juin 2016, nos 2016-545 QPC et 2016-546 QPC).
La Cour de cassation a renvoyé au Conseil constitutionnel deux questions prioritaires de constitutionnalité relatives à la conformité du cumul des pénalités fiscales prévues par l’article 1729 du CGI et des sanctions pénales pour fraude fiscale prévue par l’article 1741 du CGI (Cour de cassation, Chambre criminelle, 30 mars 2016, no 16-90.001 QPC, Wildenstein et no 16-90.005 QPC, J. Cahuzac).
L’article 1729 du CGI sanctionne notamment les insuffisances, omissions ou inexactitudes relevées dans les déclarations souscrites par une majoration de 40 % lorsque le caractère délibéré est établi. Cette majoration est portée à 80 % en cas d’abus de droit ou de manœuvres frauduleuses.
L’article 1741 du CGI définit la fraude fiscale comme tout procédé frauduleux tendant à se soustraire intentionnellement à l’établissement et au paiement partiel de l’impôt. Le délit de fraude fiscale est puni de peines pouvant aller jusqu’à 10 millions d’euros d’amende en cas de fraude fiscale aggravée mais surtout de peines d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 7 ans, avec des peines complémentaires comme le retrait des droits civiques, civils et familiaux.
Jusqu’alors, en matière fiscale, la Cour de cassation refusait la transmission de question prioritaire de constitutionnalité au motif que la jurisprudence du Conseil constitutionnelle admettait le cumul plafonné des sanctions pénales et administratives dans des hypothèses analogues (Conseil constitutionnel, 24 octobre 2014, n° 2014-423 QPC, M. Richard et a.).
Cette jurisprudence a été remise en cause par deux décisions du 18 mars 2015 du Conseil constitutionnel qui, dans une affaire de délit d’initié, ont rendu inconstitutionnelles des dispositions aboutissant à un cumul de sanctions administratives et pénales (Conseil constitutionnel, 18 mars 2015, no 2014-453/454 QPC et no 2015-462 QPC). Dans ces décisions, le Conseil constitutionnel a examiné la constitutionnalité de l’article L. 465-1 du Code monétaire et financier relatif au délit d’initié et sa répression par le juge pénal et l’article L. 621-15 du même code relatif au manquement d’initié réprimé quant à lui par la Commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers (AMF).
La Haute juridiction constitutionnelle a conclu que les doubles poursuites administratives et pénales en matière boursière étaient contraires à la Constitution et en particulier au principe de nécessité des délits et des peines. Le Conseil constitutionnel a relevé que les dispositions contestées du Code monétaire et financier tendaient à réprimer les mêmes faits, que les sanctions prononcées par l’Autorité des marchés financiers et le juge pénal n’avaient pas une nature différente, que ces deux sanctions protégeaient les mêmes intérêts sociaux, et que les poursuites et sanctions relèvent du même ordre de juridiction.
Les décisions du 24 juin 2016 réaffirment la possibilité que les mêmes faits soient poursuivis par des juridictions différentes sans que cette faculté prévue par l’article 1741 du CGI ne porte atteinte au principe de nécessité des délits et des peines énoncé à l’article 8 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
La Haute juridiction constitutionnelle a retenu le caractère dissuasif et répressif des sanctions pénales pour considérer que les sanctions administratives et pénales n’étaient pas tout à fait de même nature et que dès lors les deux procédures étaient complémentaires.
Afin de tempérer les conséquences d’une double procédure devant les juridictions pénales et fiscales, le Conseil constitutionnel a assorti sa décision de trois réserves d’interprétation.
En vertu du principe de nécessité des délits et des peines, le Conseil constitutionnel limite l’application des dispositions de l’article 1741 du CGI aux « cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à l’impôt ». Il y aurait donc d’un côté les fraudes fiscales auxquelles s’appliqueraient uniquement les pénalités fiscales, et de l’autre, les fraudes fiscales les plus graves pour lesquelles les sanctions pénales de l’article 1741 du CGI trouveraient en sus à s’appliquer.
Le législateur a prévu que les dispositions de l’article 1741 du CGI ne s’applique que si la dissimulation « excède le dixième de la somme imposable ou le chiffre de 153 euros ». Le Conseil constitutionnel se montre plus exigeant que le législateur en limitant l’application des sanctions pénales aux « cas les plus graves de dissimulation frauduleuse ».
Le Conseil constitutionnel a énoncé des critères permettant d’apprécier cette gravité : « le montant des droits fraudés et de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention ». Cette réserve d’interprétation laisse toutefois subsister d’importantes incertitudes. Pouvons-nous considérer que seule la fraude fiscale aggravée par des manœuvres frauduleuses diverses pourrait désormais être réprimée pénalement ? Les contribuables renvoyés devant les juridiction pénales ne manqueront pas de contester l’appréciation porter par la Commission des infractions fiscales (CIF).
En pratique, le filtre de la Commission des infractions fiscales (CIF) permet de ne soumettre aux juridictions pénales que les cas les plus graves de fraude fiscale. Par ailleurs, l’interdiction pour le juge de cumuler les sanctions fiscales et pénales pour les dissimulations frauduleuses les plus graves n’empêchera pas les juridictions pénales de se prononcer sur les délits annexes au délit de fraude fiscale, tels que l’escroquerie ou le blanchiment de fraude fiscale.
La seconde réserve d’interprétation posée par le Conseil constitutionnel est celle de la limitation du montant cumulé des pénalités fiscales et des amendes pénales en cas de cumul de sanctions.
En application du principe de nécessité des délits et des peines, la Haute juridiction constitutionnelle a rappelé le principe déjà énoncé que le montant total des sanctions prononcées ne doit pas dépasser « le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues » (Conseil constitutionnel, 28 juillet 1989, no 89-260 ; 30 décembre 1997 no 97-395).
Le Conseil constitutionnel émet une troisième réserve consistant à rendre impossibles des poursuites pénales si le juge de l’impôt a considéré qu’il n’y avait pas de fraude fiscale.
Cette réserve vise à surmonter la jurisprudence de la Cour de cassation qui, tirant des conséquences extrêmement strictes du principe d’indépendance des procédures fiscale et pénale, pouvait aboutir à des situations où un contribuable pouvait être condamné pour fraude fiscale alors qu’il avait fait l’objet d’une décision de décharge totale et définitive par le juge de l’impôt (Cour de cassation, Chambre criminelle, 13 juin 2012, no 11-84092).
Le juge administratif, de son côté, se contentait de prendre en compte les constatations matérielles établies par le juge pénal mais se refusait à être lié par l’évaluation faite par ce dernier des bases d’impositions.
Le Conseil constitutionnel limite néanmoins la portée de cette réserve en excluant les décharges relatives à la régularité de la procédure d’imposition. Seule la décharge de l’impôt pour un motif de fond par une décision juridictionnelle devenue définitive permet d’éviter la condamnation pour fraude fiscale.
La décision du Conseil constitutionnel n’envisage pas non plus l’hypothèse dans laquelle le juge pénal devrait se prononcer sur une condamnation pour fraude fiscale alors que le juge fiscal ne se serait pas encore prononcé.
Seul le prononcé d’un sursis à statuer de la part du juge pénal serait de nature à prévenir une contradiction de jugements avec le juge de l’impôt. Selon la jurisprudence de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, le fiscal ne tient pas le pénal en l’état. Si la Cour de cassation ne revenait pas sur sa jurisprudence relative à l’interdiction de surseoir à statuer en l’attente de la décision du juge de l’impôt, il conviendrait que le législateur aménage le principe de l’indépendance des procédures fiscales et pénales.
Il n’en reste pas moins que la question du cumul des sanctions pénales et fiscales pourrait revenir par le biais de la jurisprudence européenne. La jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme apparaît comme plus protectrice du justiciable par rapport à celle du Conseil constitutionnel. La cour de Strasbourg s’est opposée à ce qu’une personne acquittée au pénal puisse se voir infliger ultérieurement des pénalités à raison des mêmes faits devant le juge fiscal (CEDH, 30 avril 2015, no 3453/12, no 42941/12 et no 9028/13, Kapetanios et a. c./ Grèce).